18 avril 2006

Pervers fétichiste, le FA ?

Illustration : David Gouny, Fat Comix ©

Ainsi, le FA, Fat Admirer, que je nommerai aussi souvent que possible l'amateur de grosses car il est plus que temps d'appeler un chat un chat (miaou, mes chéris), serait, de l'aveu même de bon nombre des femmes-objets/sujets de ses concupiscences, un fieffé pervers fétichiste monomaniaque qu'il convient de traiter avec méfiance, voire avec mépris et, de son propre aveu, trop souvent, un pauvre petit incompris de la société normative qui l'obligerait, carrément, à cacher cet honteux penchant sexuel jusqu'à ce qu'il ait la force de caractère suffisante pour faire son coming out.

Tout cela me pose questions, et je vais donc tenter d'apporter ici quelques hypothèses de réponses. L'amateur de grosses, l'authentique, celui qui bande spécifiquement pour les bourrelets, les seins qui tombent, la cellulite, les vergetures, et non malgré tout cela, c'est indéniable, dans le contexte occidental actuel, est un pervers fétichiste. Au même titre que celui qui bande pour les talons aiguilles ou les tenues en latex ou les culottes Petit-Bateau ou les que-sais-je-encore. Qu'est-ce donc alors, qui le différencie des autres types de fétichistes sexuels et qui fait qu'il est fréquemment rejeté par celles-là même qui le font triquer, et qu'il se sent conspué socialement parlant ?

L'amateur de grosses ne fait pas dans la facilité en matière de perversion fétichiste : l'objet de ses désirs est doté d'intelligence et, accessoirement, de la parole, ce qui n'est le cas ni des talons aiguilles, ni des tenues en latex, ni des culottes Petit-Bateau, ni des que-sais-je-encore, on en conviendra. Sauf si les que-sais-je-encore sont des êtres humains présentant des particularités physiques hors norme. Ainsi, on imagine aisément que ceux ou celles qui clament haut et fort un penchant sexuel particulier et exclusif pour les unijambistes, les culs-de-jatte, les grands brûlés, les tétraplégiques ou autres handicapés, ou encore pour les nains, les géants ou autres freaks, subissent le même sort. Souvenez-vous, par exemple, des réactions souvent scandalisées ou, pour le moins, indisposées, taxant l'oeuvre de morbidité malsaine, au film Crash de David Cronenberg (1996) : là, le fétichisme portait sur l'érotisation des blessures découlant d'accidents de voitures, les protagonistes allant jusqu'à rechercher de nouveaux chocs, et donc de nouvelles blessures, pour atteindre des troubles sexuels extrêmes.

Pourquoi ce parallèle certes simplificateur ? Parce que l'obésité est une déformation, voire une difformité, du corps sain tel que défini par le diktat hygiéniste des sociétés occidentales actuelles. Les discours psy en tous genres, largement relayés par les médias, ont aussi martelé l'inconscient collectif de l'idée selon laquelle l'obésité n'est autre qu'une blessure tangible et visible de l'âme. Les obèses sont donc devenus les nouveaux freaks à la mode, ce qui n'est pas sans poser problème à ceux d'entre eux (et surtout : d'entre elles) qui ne souhaiteraient rien tant que se fondre dans le paysage et y vivre en paix sans que tout leur rappelle sans cesse leur statut de monstre.

Ainsi, souvent, la grosse ne perçoit pas celui qui l'apprécie précisément pour sa grosseur comme un allié, mais comme un prédateur de plus dans le bataillon des forces hostiles, un dérangé du ciboulot qui bande pour ce qui, elle, la révulse devant le miroir déformant des diktats à la mode, ou devant son miroir tout court : ses caractéristiques visibles et socialement proclamées de morbidité malsaine. Il faut une bonne dose de cérébralité dans l'approche du sexe pour transcender les disgrâces, les difformités, les blessures, et ainsi les transformer en attraits sources de troubles érotiques : l'amateur de grosses, comme tout fétichiste, est un cérébral avant tout et, ce qui génère souvent l'antagonisme et l'incompréhension avec les grosses, c'est que la plupart d'entre elles, comme l'immense majorité des gens, fonctionnent sur le mode de la sensualité pur sucre, et non de la cérébralité, surtout envers ce qui leur appartient spécifiquement. Car se transcender soi-même, autrement dit, transgresser l'ordre établi à son propre propos, autrement dit encore, transformer ses causes de souffrances socio-psychologiques en sources de plaisirs érotiques, implique de fonctionner soit dans un registre de cérébralité extrême, soit sur un mode de nihilisme profond, conscient ou non.

Pour autant, compte tenu de l'histoire de la perception du corps féminin, les choses sont-elles aussi simples ? Bien sûr que non. Les amateurs de grosses n'ont pas tous le même discours quant à leur penchant. Les plus radicaux (les plus cérébraux, aussi) évoquent leur attrait pour la graisse débordante, les gros ventres tombants, les mamelles énormes et flasques, les vergetures... : en bref, ils bandent pour l'extra-ordinaire. Les plus modérés parlent de l'extrême féminité des femmes grasses, de leur côté maternel, de leur aspect confortable et rassurant... : en bref, ils bandent pour l'archétype féminin d'un âge révolu en occident, mais toujours bien présent dans l'inconscient collectif, allant de la mythique sculpture préhistorique de la Vénus de Willendorf aux beautés rondes et lisses du peintre colombien contemporain Fernando Botero.

Cette diversité des penchants est sans doute à l'origine de l'étrange classification implicitement chiffrée des grosses au sein des communautés de size acceptance à l'échelon international : la BBW (Big Beautiful Woman), qui constitue l'étalon de référence avec ses 120 à 140 kg, ne va pas sans ses consoeurs la MSBBW (Mid-Size BBW) et ses 80 à 110/120 kg, et la SSBBW (Super-Size BBW) et ses 140/150 kg minimum. Autrement dit, nous avons les grosses, les moyennement grosses et les super grosses, les Fat Admirers faisant leur choix dans ces étals dont les étiquettes rappellent étrangement les écriteaux en vitrine des boucheries. De là, peut-on en vouloir aux grosses de se méfier des FA ? Il semble bien que non. Car il est malaisé de se dire que s'il advient qu'on réintègre une norme sociale acceptable en termes de kilos, on ne plaira plus à son partenaire. Tout aussi malaisé que son contraire, beaucoup plus banal : la hantise de la prise de poids chez les femmes minces, qui craignent de ne plus être séduisantes si elles s'enrobent trop.

Ainsi, involontairement peut-être, l'amateur de grosses exerce sur ses heureuses élues une pression et un sentiment d'inquiétude, au même titre que l'amateur exclusif de minces qui, lui, j'en conviens, ne se fait pas taxer de perversion fétichiste et n'a pas à cacher son penchant, dans la mesure où il cadre parfaitement dans les critères socio-publicitaires actuellement en vigueur. Peut-être est-ce injuste mais tout n'est ici question que d'adéquation à l'ordre établi : est considéré comme pervers ce qui en dévie. L'amateur de grosses dérive de la norme, tandis que l'amateur de minces s'y conforme.

Pour autant, ces déviances ou ces conformités, étant donné qu'elles touchent la sphère de l'intime, ne résultent pas de choix librement consentis mais des expériences singulières, plus ou moins repérées ou inconscientes, qui ont tissé la toile de la fantasmatique sexuelle de l'individu. Voir Descartes qui, bien avant Freud, et avec des justifications tout autres que celles de la psychanalyse, avait constaté que l'émoi était régi par des mécanismes de mémoire ; en l'occurrence, il explique ainsi son attirance pour les femmes louches (comprenez : atteintes de strabisme) : Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que c'était pour cela. (Lettre à Chanut, 6 juin 1647)

Alors, non, les amateurs de grosses de ne sont pas de vilains prédateurs, mais des hommes, des hommes, quoi de plus naturel en somme, qui reconnaissent et, parfois, tentent d'assumer socialement leur fétichisme. Ce qui les perd, au fond, c'est leur franchise. Dans nos sociétés prétendument sexuellement libérées, mais en réalité diablement formatées aux règles de bienséance libidinale édictées par les médias (ainsi, il ne vous aura pas échappé qu'il est devenu de bon ton de pratiquer l'échangisme ou le sado-masochisme soft, depuis quelques années), on n'admet pas l'étalage des intimités singulières, hormis pour les passer à la moulinette télévisuelle du voyeurisme de bas étage et/ou de la psychologie de comptoir.

Ce qui différencie l'amateur de grosses des autres types de pervers fétichistes, c'est que l'objet de son fétichisme est humain, et qu'il le sait. Partant du principe établi que les gros sont souvent des humains plus fragiles que d'autres étant donné les diverses discriminations dont ils sont l'objet, l'amateur de grosses, dans un souci d'altruisme et de solidarité envers ses partenaires, cherche parfois à sortir de la sphère de l'intime pour entrer dans celle du social, voire du politique au sens large du terme, en mettant en avant ses goûts sexuels dans le but de faire acte de subversion dans l'ordre établi des critères de beauté morphologiquement corrects. En de telles occasions, il s'en prend fréquemment plein la gueule, y compris de la part de celles qu'il pensait être ses alliées. Je le disais plus haut : on n'étale pas ainsi impunément ses intimités singulières quand elles ne vont pas dans le sens du vent. Pourtant, n'est-ce pas en bouleversant ainsi la mémoire du vent que l'on forge des turbulences qui renouvellent sans cesse l'intelligence du monde ? Quand la grosse ne sera plus considérée comme un freak, le Fat Admirer ne sera plus considéré comme un pervers : il n'existera même plus de nom spécifique pour le désigner.

Science fiction que tout cela ? Au train où vont les choses en terme d'obésité humaine, dans un siècle ou deux, ne devrait-on pas s'attendre à voir apparaître des Thin Admirers (comprenez : amateurs de minces) vantant le trouble ô combien pervers et fétichiste de l'évanescence ténue des femmes osseuses aux genoux cagneux, aux cernes creuses et bleutées et aux côtes si apparentes qu'elles semblent prêtes à transpercer leurs peaux fragiles et diaphanes ?

Illustration : David Gouny, Fat Comix ©

3 commentaires:

Anonyme a dit…

bonjour,
je viens de lire ton article que je trouves particulièrement bien écris et surtout qui donne à réflechir....

Anonyme a dit…

La démonstration est éloquente mais il faut y ajouter un paramètre.

Le principe de la perversion, c'est l'exclusivité je crois.
Ce qui pourrait être enfermant pour les FA, se serait de ne jouir QUE du gras.

Si le souvenir engage la préférence, il ne limite pas la jouissance à la seule représentation "gras".

Méphisto.

isonami a dit…

Il se peut également qu'il y ait pour certains une forme de domination qu'il peut croire facilement accessible. Comme tu l'écris (très bien, ta plume ne manque pas de style), les gros(ses) sont soumis à des pressions sociales suffisamment fragilisantes pour que la majorité des grosses aient peu confiance en elles, et voient leur kilos comme un handicap incontournable pour avoir des relations amoureuses.
Le FA se présente comme le phare dans la nuit, et peut se servir de cette fragilité pour être le dominant de la relation. On le voit dans les cas extrêmes des feeders...